« David contre Google » : comment résister à ce Goliath mondialisé et tentaculaire ?

Lettre ouverte à Eric Schmidt

(comme publié par la Frankfurter Allgemeine Zeitung le 16 avril 2014)

 

Réagissez à la lettre ouverte du patron d’Axel Springer à Google (version fr)

Comment entreprendre, innover, se développer dans le secteur du numérique face à la suprématie mondiale de Google, qui sclérose toute forme de concurrence et dont les pratiques commerciales ou de déréférencement sont régulièrement dénoncées ? Nous attendons vos réactions et témoignages sur la lettre, que David contre Goliath publie dans sa version intégrale traduite en français, du patron d’Axel Springer, Mathias Döpfner à Eric Schmidt, PDG de Google.

Pour la première fois un manager allemand reconnaît la dépendance complète de son entreprise face à Google. Ce que traversent les éditeurs aujourd’hui est le signe avant-coureur de notre dépendance imminente et totale à Google. La dépossession et l’exploitation des données d’une société sous surveillance permanente sont la loi du capitalisme de l’information. Google est sur le point d’établir un super État. Lettre ouverte à Eric Schmidt.

 

Par Mathias Döpfner.

 

Cher Eric Schmidt,

 

 

Dans votre texte « Les chances de la croissance » paru dans la FAZ vous répondez à une contribution publiée quelques jours plus tôt dans le même quotidien sous le titre « Peur de Google ». À cette occasion vous mentionnez à plusieurs reprises le groupe de presse Axel Springer. Dans un soucis de transparence, je souhaite y répondre par une lettre ouverte, afin d’apporter l’éclairage de notre point de vue sur certains éléments.

 

Nous nous connaissons depuis de nombreuses années, nous nous sommes, comme vous l’écrivez, longuement et fréquemment entretenus du rapport entre les éditeurs européens et Google. Comme vous le savez, je suis un grand admirateur du succès entrepreneurial de Google. Depuis 1998, en quelques années seulement, une entreprise est née qui emploie près de 50 000 personnes dans le monde entier, a réalisé l’an dernier environ soixante milliards de dollars de chiffre d’affaires et dont la capitalisation boursière s’élève à plus de 350 milliards de dollars. Google n’est pas seulement le plus grand moteur de recherche du monde, mais également la plus importante plateforme-vidéo avec Youtube (qui est simultanément le deuxième plus gros moteur de recherche), avec Chrome le plus grand navigateur, Gmail le service de courrier électronique le plus utilisé et Android le système d’exploitation pour appareils mobiles le plus répandu. Votre article souligne avec raison la formidable impulsion qu’a donné Google à l’expansion de l’économie numérique. En 2013, Google a réalisé quatorze milliards de profit. Je ne peux que saluer d’un coup de chapeau cet exploit d’entreprise.

 

Dans votre texte vous évoquez la coopération commerciale entre Google et Axel Springer. Nous nous en réjouissons également. Mais certains lecteurs en ont conclu qu’Axel Springer devait être schizophrène : d’un côté Axel Springer fait partie d’une entente contre Google et se querelle avec le groupe concernant l’imposition du droit voisin allemand qui interdit le plagiat de contenus, tandis que de l’autre Axel Springer profite non seulement du trafic généré par Google, mais aussi de l’algorithme de Google pour la commercialisation d’espaces vacants de sa publicité en ligne. C’est vrai. On peut appeler cela la schizophrénie. Ou du libéralisme. Ou encore, et là est la vérité, pour reprendre une expression favorite de notre chancelière : de l’absence d’alternative.

 

Nous ne connaissons pas d’alternative, qui offre même partiellement, à conditions technologiques comparables, l’automatisation de la commercialisation publicitaire. Et nous ne pouvons pas renoncer à cette source de revenus, parce que nous avons besoin de cet argent de manière urgente pour de futurs investissements technologiques. C’est pourquoi toujours plus de maisons d’édition en font autant.

 

Nous ne connaissons pas d’alternative en moteurs de recherche qui permettrait de garantir ou d’accroître notre portée en ligne. Une grande partie des médias de qualité obtiennent leur trafic surtout par Google. Pour les autres, avant tout dans les secteurs non journalistiques, le consommateur ne trouve l’accès au fournisseur presque uniquement par Google. En clair, cela revient à dire : « nous – et bien d’autres – sommes dépendants de Google. Google détient en Allemagne pour le moment une part de marché dans les moteurs de recherche de 91,2 %.

 

Ainsi la déclaration « si Google ne vous convient pas, vous pouvez vous désinscrire et aller ailleurs » est à peu près aussi réaliste que le conseil d’un adversaire du nucléaire à renoncer simplement à l’électricité. Cela n’est justement pas possible dans le monde réel – à moins de vouloir entrer dans la communauté Amish.

 

Les employés de Google sont, certes, toujours d’une amabilité extrême avec nous et avec d’autres éditeurs, mais nous ne nous parlons pas sur un pied d’égalité.

 

Comment cela serait-il d’ailleurs possible ? Google n’a pas besoin de nous. Mais nous ne pouvons nous passer de Google. Même financièrement nous n’évoluons pas sur la même planète. Avec quatorze milliards de bénéfice annuel les gains de Google sont environ vingt fois plus élevés que ceux d’Axel Springer. Le bénéfice trimestriel de l’un est plus élevé que le chiffre d’affaires sur une année de l’autre.

 

Notre relation commerciale est celle du Goliath Google à Axel Springer en David.

Lorsque Google modifie un algorithme, le trafic dans l’une de nos filiales s’effondre à 70 % en quelques jours. Cela est un fait avéré. Et cette filiale étant une concurrente de Google, il s’agit là certainement d’un hasard.

 

Nous avons peur de Google. Je dois le dire une bonne fois pour toutes et sincèrement, car presqu’aucun de mes collègues n’osent le faire publiquement. Et en tant que plus grand parmi les petits, nous devons peut-être aussi ouvrir le débat.

Vous-mêmes l’avez écrit dans votre livre : « Nous sommes convaincus, que des portails comme Google, Facebook, Amazon et Apple sont de loin beaucoup plus puissants que la plupart des gens ne l’imagine. Leur pouvoir repose sur leur capacité à croitre de manière exponentielle. Hormis les virus biologiques, il n’existe rien capable de se propager à la vitesse, avec l’efficacité et l’agressivité de ces plateformes technologiques, et elles confèrent également à leurs décideurs, propriétaires et utilisateurs un nouveau pouvoir. »

 

La discussion à propos du pouvoir de Google n’est donc pas une sempiternelle théorie de conspiration. Vous-mêmes évoquez le nouveau pouvoir du décideur, du propriétaire et de l’utilisateur. En ce qui concerne l’utilisateur, je n’en suis pas aussi certain sur le long terme. Dans ce domaine, l’impuissance succède rapidement au pouvoir. Et c’est précisément pour cette raison que nous devons ouvrir maintenant cette discussion dans l’intérêt d’un écosystème sain de l’économie numérique à long terme. Cela touche à la concurrence. Et pas seulement économique, mais également politique. Cela touche à nos valeurs, notre conception de l’homme, notre ordre social mondial et – à notre avis – avant tout à l’avenir de l’Europe.

 

Selon les circonstances, leurs sociétés joueront un rôle de premier plan dans les différents domaines de notre quotidien, professionnel et privé, à la maison, en voiture, en matière de santé, en robotique. C’est une chance énorme et une non moins grande menace. Je crains qu’il ne soit pas suffisant, comme vous le faites, d’affirmer que vous voulez faire du monde un «meilleur endroit ». Le critique d’internet Evgeny Morozov a décrit clairement la position que les sociétés modernes devraient prendre : il ne s’agit pas d’un débat sur la technique dont tout le monde est conscient des possibilités fascinantes qu’elle offre. Il s’agit d’un débat politique. Les appareils et les algorithmes de Google ne sont pas un programme de gouvernement.

En tout cas ils ne devraient pas l’être. Ce sont les citoyens qui doivent décider si nous voulons ce que vous exiger de nous – et quel prix nous sommes prêts à payer pour cela.

 

Les maisons d’éditions en ont fait l’expérience très tôt – comme précurseurs pour d’autres secteurs et industries. Mais tant qu’il ne s’agissait que de la dépossession de contenus (utiliser les moteurs de recherche et les agrégateurs sans vouloir payer) peu s’y sont intéressés. Mais cela change tout lorsque cela se produit avec les données personnelles des utilisateurs. La question de savoir à qui appartiennent ces données sera une des principales questions politiques à venir.

 

Vous dites dans votre article que les voix qui s’élèvent contre Google « critiquent finalement internet en tant que tel et la possibilité que chacun, peu importe de quel endroit, puisse avoir accès à des informations ». C’est au contraire l’inverse. Celui qui critique Google, ne critique pas internet. Mais quiconque est soucieux d’un réseau intact, doit critiquer Google. Pour nous, en tant qu’éditeur, internet n’est pas une menace, mais une grande chance de ces dernières décennies. 62% de nos bénéfices d’entreprise proviennent aujourd’hui du secteur numérique. Il ne s’agit donc pas d’internet, mais seulement du rôle qu’y joue Google.

 

Dans ce contexte les plaintes contre Google déposées il y a quatre ans devant la Commission européenne à Bruxelles par différentes associations européennes de l’industrie de l’édition et des sociétés internet sont de la plus grande importance.

 

Google est l’exemple éclatant d’une entreprise dominante. Avec 70% de part de marché, Google définit l’infrastructure de l’internet. Le deuxième grand moteur de recherche est Baidu en Chine avec 16,4% – et cela parce que la Chine est une dictature et interdit le libre accès à Google. Ensuite viennent les moteurs de recherche avec des parts de marché de 6% au maximum. Il s’agit de fausses concurrences. Le marché n’est aux mains que d’un seul. En Allemagne, la part de Google dans le marché publicitaire en ligne est en hausse chaque année et représente actuellement environ 60%. À titre de comparaison, le journal Bild Zeitung qui depuis dizaines d’années a été classé par le bureau antitrust allemand comme dominant le marché (Axel Springer ne pouvait donc pas acheter ProSiebenSat.1 ni de journaux régionaux) détient 9% des parts de marché en Allemagne pour la publicité imprimée. En comparaison, non seulement Google domine le marché, mais il est pour ainsi dire de super dominant. Google est pour l’internet ce que la Deutsche Post fut pour la distribution du courrier ou la Deutsche Telekom pour les communications téléphoniques. Autrefois il existait des monopoles d’États.

 

Aujourd’hui il y a un monopole global du réseau. Pour cette raison, il est de la plus haute importance que les critères des résultats de recherche sur Google soient transparents et équitables.

 

Mais précisément ces critères équitables n’existent pas. Google répertorie ses propres produits, du commerce électronique jusqu’aux pages de son réseau Google+, mieux que la concurrence, même si celle-ci est pour l’utilisateur d’une qualité inférieure et n’apparaît pas, en vertu de l’algorithme de Google. L’utilisateur n’est même pas averti clairement que ces résultats de recherche sont de l’autopromotion. De même lorsqu’une offre de Google obtient moins de visiteurs que celle d’un concurrent, elle apparaît plus haut sur la page, jusqu’à atteindre, elle aussi, davantage de visiteurs à un moment ou à un autre. C’est ce que l’on appelle de l’abus de position dominante. On pourrait s’attendre à ce que le bureau européen antitrust interdise cette pratique. Mais cela ne semble pas être le cas. Bien au contraire, le commissaire à la concurrence propose une « compensation », qui laisse pantois dès qu’on y regarde d’un peu plus près. Eric, dans votre article, vous parlez d’un compromis que vous auriez cherché avec la Commission européenne. Il semble que vous l’ayez trouvé, en effet, lorsque la Commission a validé, pour cette proposition, un modèle d’acquisition de budget publicitaire supplémentaire pour Google. Il ne s’agit pas là de « concessions douloureuses », mais de recettes supplémentaires.

 

La Commission propose, avec le plus grand sérieux, que le moteur de recherche Google, qui domine les infrastructures, puisse continuer à discriminer la concurrence dans le placement, déterminant, des résultats de recherche en ligne. En compensation toutefois – et nous y venons – une nouvelle fenêtre publicitaire sera ouverte en début de liste de recherche, dans laquelle les entreprises discriminées pourraient s’acheter une place sur la liste. Cela n’est pas un compromis. C’est l’introduction, sanctionnée par les autorités de la Commission européenne, de ce modèle d’entreprise que l’on appelle du racket dans des milieux moins respectables, et qui est basé sur le principe qu’« il faut payer si tu ne veux pas qu’on te liquide ».

 

Cher Eric Schmidt,

Vous savez parfaitement ce qu’une discrimination et un affaiblissement de la concurrence signifie à long terme : que Google continuera de développer en toute impunité sa supériorité sur le marché. Et surtout que l’économie numérique européenne s’affaiblira toujours davantage. Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas imaginer que tel était ce que vous entendiez par compromis. Mais ce n’est pas un reproche que je vous adresse, ni à Google. En tant que représentant de l’entreprise, vous pouvez et devez défendre vos intérêts. Le reproche est fait à la Commission européenne de la concurrence. Le commissaire Almunia devrait y réfléchir à deux fois s’il est avisé, par un quasi dernier acte administratif, de fabriquer ce qui entrera dans l’histoire comme un clou dans le cercueil d’une économie numérique européenne déjà quelque peu sclérotique. Avant tout ce serait trahir le consommateur qui ne trouvera plus ce qui est le plus important et le mieux pour lui, mais le plus rentable pour Google – révoquant finalement l’idée fondatrice de Google.

 

Cela vaut également pour ce grand ensemble, encore problématique, de la sécurité et de l’utilisation des données. Depuis que Snowden a déclenché l’affaire NSA, depuis que s’est ébruitée l’étroite relation de grandes entreprises américaines en ligne avec les services secrets américains, le climat des affaires – du moins en Europe – a fondamentalement changé. Les personnes sont devenues plus attentives à ce que devient leurs données utilisateur. Personne ne connaît mieux ses clients que Google. Même les e-mails privés ou professionnels sont lus par Gmail et peuvent être exploités selon les besoins. Vous-mêmes avez dit en 2010 : « Nous savons où tu es. Nous savons où tu te trouvais. Nous pouvons plus ou moins savoir, ce que tu es en train de penser. » C’est une phrase remarquablement sincère. La question est de savoir si les utilisateurs souhaitent que ces informations lorsqu’elles ne sont pas uniquement utilisées à des fins commerciales – ce qui, certes, comporte de nombreux avantages, mais aussi quelques zones d’ombres qui donnent le frisson – puissent également tomber dans les mains de services secrets, ce qui est déjà en partie le cas ?

 

J’ai lu dans le livre The Naked Future – What happens in a world that anticipates your every move? de Patrick Tucker – dont la vision de l’avenir est considéré comme « inéluctable » par le maitre à penser de Google, Vint Cerf – une scène qui pourrait être de la science-fiction, mais qui n’en est pas : imaginez, écrit l’auteur en substance, que vous vous réveillez un matin, lisez sur votre téléphone portable « Bonjour ! Après le travail tu rencontreras par hasard ton ex petite-amie, et elle te parlera de ses fiançailles dimanche prochain. Fais l’étonné. Car Vanessa ne l’a raconté encore à personne. Mais n’oublie pas dimanche de lui envoyer un bouquet de fleurs. » Admettons que vous vous demandez brièvement comment votre téléphone est au courant, ou s’il s’agit d’une plaisanterie, et oubliez le message provisoirement. Mais le soir venu vous croisez bel et bien Vanessa sur votre chemin.

Dans le souvenir vague du SMS de votre portable, vous félicitez Vanessa pour ses fiançailles. Vanessa est alarmée. « Comment es-tu au courant ? » demande t-elle.

« Ne l’as-tu pas posté sur Facebook ? » balbutiez-vous embarrassé. « Pas encore », dit Vanessa et elle s’éloigne rapidement. Vous n’avez plus besoin d’envoyer des fleurs.

 

Google explore plus d’un demi milliard d’adresses internet. Google en sait davantage sur chaque citoyen actif dans le monde numérique que George Orwell n’a osé imaginer dans ses visions les plus audacieuses de 1984. Google est assis sur l’ensemble du trésor que représentent les données actuelles de l’humanité comme le géant Fafner dans L’anneau du Nibelung : « Hier lieg’ ich und besitz » (« Ici je me trouve, et possède »). J’espère que vous êtes conscient de la responsabilité particulière de votre entreprise. Aussi sûr que le carburant du 20ème siècle étaient les combustibles fossiles, celui du 21ème siècle sont les données et les profiles d’utilisateurs. On pourrait se demander si, d’une manière générale, la concurrence à l’ère du numérique peut encore fonctionner quand les données se trouvent concentrées dans les mains d’un tiers à un niveau si élevé.

 

Sur cette question, l’une de vos citations n’est pas sans m’inquiéter. En 2009 vous affirmez : « S’il y a des choses que vous ne voulez pas que d’autres apprennent, dans ce cas vous ne devriez pas les faire. » Encore plus inquiétant est la phrase de Mark Zuckerberg, prononcée à la tribune d’une conférence, tandis que vous et moi, étions assis dans le public. Quelqu’un lui a demandé, à propos de Facebook, ce qu’il en était du stockage des données et de la protection de la sphère privée. Et Zuckerberg de répondre : « Je ne comprends pas votre question. Qui n’a rien à cacher, n’a rien à craindre non plus. » Je continue encore de penser à cette phrase.

 

Je la trouve effroyable. Je sais qu’elle n’était probablement pas mal intentionnée.

Mais elle est révélatrice d’un état d’esprit et d’une conception de l’homme, qui sont cultivés dans les régimes totalitaires, et non dans les sociétés libres. Une telle phrase n’étonnerait personne venant du chef de la Stasi ou autres services secrets d’une dictature. L’essence de la liberté est précisément le fait que je ne suis pas astreins à révéler tout ce que je fais, que j’ai un droit à la discrétion et même d’avoir des secrets, et que je peux décider moi-même ce que je souhaite livrer sur ma personne. C’est le droit individuel qui s’y exerce qui fait la valeur d’une démocratie.

 

Seules les dictatures veulent troquer la liberté de la presse pour des citoyens transparents.

 

À Bruxelles les fonctionnaires réfléchissent sur les moyens d’éviter, par une limitation de l’insertion et du stockage de cookies (au moyen desquels il est possible de savoir sur quelle page internet on a cliqué, par exemple, le 16 avril 2006 à 10 h 10 min) une transparence totale de l’utilisateur, pour de renforcer les droits des consommateurs.

 

Nous ignorons encore quelles sont exactement ces réglementations, pas plus que nous ne savons si elles feront plus de bien que de mal. Mais il est certain que si elles voient le jour, il y aurait un gagnant : Google. Car Google est considéré, dans les cercles d’experts, être de loin en tête dans le développement des technologies qui informent sur les mouvements et les habitudes des utilisateurs sans avoir recours aux cookies.

 

De la même manière Google a tout prévu afin de se prémunir des procédures antitrust de Bruxelles relatives à la recherche en ligne équitable. On part, certes, du principe que tout sera décidé en faveur de Google. Mais dans le cas contraire, il sera également protégé. Les concessions et les limitations, extorquées au cours de longs procès et qui ne concernent que les domaines européens de Google, seraient dès l’accord sans effet, parce que grâce à Android ou Chrome, Google peut décider arbitrairement de développer la recherche, non plus à partir d’une adresse internet, mais sous forme d’une application. En conséquence, Google pourrait se retirer de tous les engagements qui sont, encore aujourd’hui, liés aux domaines Google, comme google.de.

 

La politique européenne va t-elle plier ou se réveiller ? Jamais les institutions de Bruxelles n’ont été si importantes. Il s’agit prendre une décision sur une vieille question de puissance. Existe t-il une chance pour une infrastructure européenne numérique indépendante ? Il s’agit ici de compétitivité et de viabilité. Le dernier mot de l’Ancien Monde ne peut pas se résumer à une soumission volontaire. Au contraire, la volonté de réussir de l’économie numérique européenne pourrait se transformer pour la politique européenne en ce qui avait fait défaut si douloureusement à l’Union européenne ces dernières décennies : une histoire à succès.

 

Seize années de stockage de données et seize années d’expériences accumulées par des dizaines de milliers de développeurs IT ont créé une avance qu’il n’est plus possible de rattraper par de simples moyens économiques. Depuis le rachat de Nest par Google, ce dernier est encore mieux informé sur les activités des citoyens entre leurs quatre murs. Google projette en outre des voitures sans conducteur et d’entrer ainsi, à long terme, en concurrence avec l’industrie automobile, de Toyota à Volkswagen. Alors Google ne saura pas seulement où nous nous rendons avec notre véhicule, mais aussi nos activités pendant que nous conduisons. Oubliez Big Brother – Google fait mieux !

 

Dans ce contexte, j’éprouve de grandes inquiétudes en apprenant que Google – qui vient d’annoncer son rachat du constructeur de drones Titan Aerospace – soutiendrait depuis quelque temps la construction prévue d’énormes navires et d’unités de travail flottantes qui pourraient croiser et opérer en haute mer, donc dans des eaux qui ne sont sous l’autorité d’aucun État. Quelle est la raison de ce développement ? Nul besoin d’être un théoricien du complot pour trouver cela alarmant, en particulier lorsque l’on entend les paroles de Larry Page, fondateur et actionnaire majoritaire de Google.

 

Il rêve d’un lieu sans législation sur la protection des données et dépourvu de responsabilité démocratique. « Il existe énormément de choses que nous aimerions faire, mais que nous ne pouvons malheureusement pas réaliser, parce qu’elles sont illégales », proclamait Page déjà en 2013. « Parce qu’il y a des lois qui les interdisent. Il nous faudrait des lieux, où nous serions tranquilles. Où nous pourrions essayer de nouvelles choses et découvrir leurs effets sur la société. »

Faut-il comprendre que Google projette, juste en cas, d’opérer dans un espace de non droit, sans bureaux antitrust importuns ni protection des données ? Une sorte de super État, qui pourra louvoyer en paix à côté des États ?

Jusqu’à présent, l’inquiétude était de savoir ce qu’il adviendrait si Google développait

son pouvoir de marché déjà pleinement dominant. La concurrence se réduira t-elle encore davantage ? L’économie numérique européenne sera t-elle encore plus désavantagée face à quelques géants américains ? Les consommateurs seront-ils toujours plus transparents, sujets à des ingérences extérieures et manipulations par des tiers – qu’il s’agisse d’intérêts économiques ou politiques ? Et quelles influences ces facteurs exercent-ils sur notre société ?

Après ces nouvelles alarmantes, il faut se demander si Google envisage avec sérieux un super État numérique dans lequel une entreprise ne voudrait que le bien de ses citoyens et, naturellement, rien de fâcheux. Je vous en prie, cher Éric, expliquez-nous en quoi notre interprétation des déclarations et des actes de Larry Page est un malentendu ?

 

Je sais que Google ne peux pas résoudre à lui seul les problèmes causés par des super autorités numériques émergentes comme Amazon et Facebook. Mais Google pourrait – dans son propre intérêt sur le long terme – donner le bon exemple.

 

L’entreprise pourrait créer de la transparence, pas seulement en répertoriant les résultats de recherche en ligne selon des critères quantitatifs clairs, mais en divulguant aussi toutes les modifications de son algorithme. En renonçant à enregistrer les adresses IP, en effaçant après chaque session tous les cookies et en n’utilisant et mémorisant le comportement de l’utilisateur uniquement lorsque celui-ci en aura explicitement exprimé le souhait. Et en expliquant et confirmant ses intentions à propos de son siège social et laboratoires flottants.

 

Car l’inquiétude devant l’ingérence extérieure croissante d’une arachnide aux commandes de la toile ne ronge pas quelconques dinosaures de l’ère numérique, qui ne comprennent pas internet et qui, pour cette raison prennent peur devant chaque nouveauté. Ce sont, au contraire, des natifs numériques, parmi lesquels les plus jeunes et les mieux informés, qui rencontrent un problème croissant face au contrôle toujours plus étendu qu’exerce Google.

 

À cela s’ajoute également la fiction de la culture gratuite. Sur internet, dans le joli monde bariolé de Google, bien des choses paraissent gratuites : des services de recherche en ligne jusqu’aux projets d’éditions. En réalité, nous réglons la facture avec notre comportement. Avec la prévisibilité et l’utilisation commerciale de notre comportement. Qui a eu aujourd’hui un accident de voiture et l’a communiqué dans un e-mail, est susceptible de recevoir demain sur son portable l’offre d’un fabricant d’automobiles neuves. Effroyablement pratique. Qui surfe aujourd’hui sur des sites internet concernant l’hypertension et, grâce à son bracelet connecté Jawbone révèle automatiquement son sédentarisme patent, peut s’attendre après-demain à recevoir une cotisation plus élevée de son assurance santé. Pas pratique du tout. Seulement effroyable. Peut-être n’est-il pas si éloigné le moment où davantage de personnes reconnaitront que la valeur de leur comportement exige un prix élevé : la liberté de l’autodétermination. Et il est certainement plus aisé et meilleur marché de le calculer par un moyen très démodé : simplement avec de l’argent.

 

Google est une grande banque qui monnaye les comportements. Rien, ni personne n’est parvenu à capitaliser son savoir sur nous, ses utilisateurs, avec autant de succès que Google. C’est à la fois impressionnant, et dangereux.

 

Cher Eric Schmidt, vous n’avez pas besoin de mes conseils, et bien entendu, j’exprime ici le point de vue des personnes affectées. Je prends parti. Comme profiteur de la commercialisation publicitaire automatisée de Google. Et comme victime potentielle de la connaissance des données par Google et de son pouvoir de marché. Pourtant le mieux est parfois l’ennemi du bien. On peut se tuer à la victoire.

Toute l’histoire économique montre que les monopoles n’ont pas survécu sur le long terme. Soit ils ont échoué par excès de suffisance, engendré par le succès lui-même.

Un cas de figure assez peu probable avec Google. Soit ils ont été affaiblis par la concurrence. Ce qui n’est guère vraisemblable, encore une fois, dans le cas de Google. Ou encore, des initiatives politiques les ont limités. IBM et Microsoft en sont les exemples les plus récents.

Une autre possibilité serait que le vainqueur s’autolimite de lui-même. Car est-il vraiment judicieux d’attendre que le premier politique crédible exige le démantèlement de Google ? Ou pire, que les citoyens refusent de vous suivre – tant qu’ils le peuvent encore ? Nous, en tout cas, nous n’en sommes plus en mesure.

Sincèrement vôtre,

Mathias Döpfner

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