Pierre Gaches, président de Gaches Chimie
Pierre Gaches, dirigeant de Gaches Chimie :
« 15 ans de développement entravé, 26 millions d’euros de CA annuel non réalisés, et 50 emplois potentiels sacrifiés »
1. Comment qualifier cette problématique concurrentielle ?
Ce que mon entreprise a vécu est une synthèse de toutes les pratiques anticoncurrentielles d’éviction recensées : ententes et concentration, prédation, prix discriminatoires, verrouillage du marché par la captation de fournisseurs en exclusivité, etc.
2. Quels sont les impacts en termes de développement d’entreprise et d’emplois ?
Les pratiques anticoncurrentielles de ses concurrents ont causé des pertes de marges et de clientèle. Du fait de la perte de ces revenus, Gaches Chimie a vu son développement entravé pendant 15 ans.
L’Autorité de la concurrence a été surprise qu’en dépit de la violence des attaques dont elle a fait l’objet, notamment de la part de Brenntag, Gaches Chimie ait pu résister.
Cela a demandé à Gaches Chimie d’énormes sacrifices, une gestion extraordinairement serrée, la renonciation à tout développement externe, la renonciation à une rémunération normale du capital investi, de salaires contrôlés et un investissement humain considérable tant pour la gestion de l’entreprise que pour la conduite des différentes procédures. La survie de Gaches Chimie résulte de la farouche détermination de la société, de nos actionnaires, de nos salariés et de moi-même.
A titre de comparaison, la société sœur Gaches Chimie Spécialités, qui intervient sur le marché des spécialités chimiques qui n’est pas dominé par Brenntag et n’a pas fait l’objet d’ententes, a triplé son chiffre d’affaires durant la même période.
On peut considérer que Gaches Chimie aurait pu au moins doubler son chiffre d’affaires à 52 millions d’euros. Une croissance qui aurait signifié de nouvelles innovations, de nouveaux sites industriels, environ 12 millions d’euros d’investissements et 50 emplois supplémentaires.
Gaches Chimie a en outre perdu des occasions de croissance externe majeures.
3. Quels pouvoirs publics avez-vous sollicités et quels ont été les délais de réaction ?
Brenntag dès 1999 a fait pression pour nous racheter puis a cherché à nous faire adhérer à des ententes et a fini par développer son arsenal de pratiques abusives à notre encontre.
Les ententes datent de 1998.
Je me suis adressé à la DGCCRF en 2002 et ai déposé une plainte en 2003 devant le Conseil de la concurrence (devenu l’Autorité de la concurrence).
Le problème initial a été de trouver un avocat spécialisé en droit de la concurrence. Au sein du cabinet parisien Vogel & Vogel ; j’ai pu trouver les compétences nécessaires pour m’accompagner dans ce qui s’est révélé un long combat !
Après la décision négative de l’Autorité de la Concurrence en 2006 dans le cadre de l’abus de position dominante, il fallait une nouvelle stratégie et obtenir des preuves. J’ai alors, lors d’une réunion de notre syndicat professionnel indiqué que j’allais déposer une plainte pour ententes afin que les fraudeurs se dénoncent. Les membres de l’entente se sont d’ailleurs précipités à l’Autorité de la concurrence et cela a débouché sur leur condamnation pour ententes en mai 2013 à une amende de 79 millions d’euros par l’Autorité de la concurrence.
S’agissant des délais de réaction :
– Il a fallu à peine quelques jours après que j’ai annoncé publiquement mon intention de déposer une plainte pour ententes pour que les participants à ce cartel se précipitent pour déposer un dossier de clémence ;
– Quant aux délais de procédure, il a fallu sept ans à l’Autorité de la concurrence pour sanctionner le cartel dont tous ses membres s’étaient dénoncés. Pour la procédure d’abus de position dominante, elle est toujours à l’instruction 11 ans après le dépôt de la plainte !
Ces délais affectent l’économie de son ensemble, toutes les victimes et l’administration elle-même… et finalement ne bénéficient qu’aux défendeurs.
4. Considérez-vous le problème comme résolu, ou en voie de résolution ?
Les atteintes à la concurrence durables se comportent comme un bateau qui avance sur son erre. Il est impossible de stopper brusquement sa course. Malgré la condamnation, les effets de l’entente perdurent, les comportements ne changent pas du jour au lendemain. Fournisseurs et clients ne perdent pas facilement leurs repères, et il faut bien souvent attendre une génération pour que les mauvaises habitudes soient changées. Entre les membres des ententes, il y a convergence durable d’intérêts.
Celui qui dit la vérité est pour certains considéré comme le mouton noir. Certains nous ouvrent leur porte et nous félicitent, mais d’autres nous en veulent. Des clients n’osent pas se dresser contre ces grandes sociétés qui dans tous les cas demeureront des interlocuteurs pour eux. D’autres clients nous en veulent parce que nous avons mis à jour leurs insuffisances en montrant qu’ils ont été trompés pendant des années, d’autres encore n’ont pas envie de revoir toutes leurs procédures pour changer de fournisseurs, beaucoup font fi de leur engagement RSE.
En tout état de cause, les effets de l’abus de position dominante non sanctionné continuent de se faire sentir..